Le déficit de formation aux métiers de l’industrie, un obstacle stratégique à la réindustrialisation française

La réindustrialisation est un défi historique pour la France. Perte d’emplois, remise en cause de notre souveraineté, déséquilibres budgétaires et commerciaux, appauvrissement de la population, dépendance à des puissances hostiles ou simplement concurrentes… Que ce pays ait pu, si longtemps, voir s’en déployer les effets négatifs sans se remettre en cause ni s’attaquer aux racines du mal, voilà qui occupera de nombreuses générations d’historiens.

Certains commentateurs nous expliquent que la cause est entendue, qu’on n’a « jamais vu un pays désindustrialisé se réindustrialiser » et qu’il faut se résigner à une réalité granitique, jalon fatal sur la voie quasi-hégelienne du déclin français. L’heure est à l’Asie, le temps des économies occidentales est révolu, ne pas l’accepter serait se bercer d’illusions, ne pas s’adapter aux réalités de l’époque. La guerre est perdue, déposons les armes.

Ce n’est pas une attitude étonnante, ni en économie ni en politique, il lui arrive d’être majoritaire mais jamais d’être « réaliste ». N’est vaincu que celui qui accepte de l’être et tous les voisins de la France ont eu l’occasion de constater, dans leurs propres heures fastes, qu’il était imprudent de parier que tous les Français se résigneraient à l’échec. La réindustrialisation est un objectif ardu, coûteux et qui demandera des efforts que tous n’anticipent pas.

Mais que les fatalistes s’intéressent aux conséquences d’un effacement définitif de la production industrielle française : chacun sait que notre situation macro-économique n’est pas tenable, que seule la complicité intéressée de nos créanciers retient notre économie de verser dans l’abîme et à la société française d’entrer dans une crise à côté de laquelle les gilets jaunes auront l’air d’une plaisante partie de campagne.

On voit déjà combien le déséquilibre franco-allemand conduit à une marginalisation des intérêts français en Europe (énergie, industries de défense, agriculture) et finit pas s’auto-alimenter.

Il n’y a simplement pas d’alternative à la réindustrialisation de la France, sauf la tiers-mondialisation et l’envolée de l’émigration des Français les plus compétents et les plus entreprenants.

 

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Pour atteindre cet objectif de redressement, il est nécessaire que tous les acteurs de l’industrie et de son environnement (recherche, innovation, enseignements professionnel et supérieur, etc) en fassent une priorité autour de principes lisibles.

Comment avancer sans se mettre d’accord, en premier lieu, sur la situation et les besoins de l’industrie française ?

Tous les travaux, toutes les analyses qui éclairent cet état des lieux méritent d’être portés sur la place publique et d’inspirer actions publiques et initiatives privées. La question de la formation des nouveaux salariés est l’une des plus essentielles à cet égard : en 2023, pas d’industrie sans compétences, pas d’innovation technologique sans expertise scientifique, process ou digitale, pas de gains de productivité enfin sans opérateurs qualifiés et techniciens bien formés.

Une récente étude de la Fabrique de l’Industrie aborde cette question pour tenter d’expliquer un « apparent paradoxe » : celui des difficultés généralisées de recrutement dans les métiers de l’industrie, malgré un appareil d’enseignement professionnel qui serait suffisant pour répondre aux besoins de recrutement.

Cette analyse rappelle un décalage important identifié par le CEREQ : les personnes (les jeunes en particulier) formés aux métiers de l’industrie ne s’insèrent pas à l’emploi dans ces métiers, ni à leur entrée sur le marché du travail, ni 3 ans après. Les auteurs concluent en proposant de rapprocher les lieux de formation des bases d’emploi industriels, de décloisonner les parcours de formation en mutualisant notamment l’accès aux plateaux techniques (les moyens pédagogiques des établissements de formation).

Le problème vital d’accès aux compétences ne serait donc pas le fait d’un effort de formation trop faible mais d’une inadéquation géographique et d’une gestion en silos des ressources de formation. Autrement dit, la structure de la formation initiale ne serait pas concernée, il ne serait donc pas nécessaire de questionner les cartes des formations initiales – responsabilité partagée entre État et Conseils régionaux ; il n’est qu’à mieux gérer l’infrastructure et à territorialiser la gestion de l’offre pour résorber les déséquilibres.

C’est un fait que la dimension territoriale entre peu en ligne de compte dans ce pilotage de l’offre de formation initiale. Dans les faits, les Rectorats ont une place prépondérante dans la prise de décision et ils l’assument sans conduire d’analyse localisée et encore moins prospective des besoins de recrutement par métier. Quand des travaux de gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences sont conduits dans un territoire, il est très rare qu’ils les suivent ou modifient leurs choix en conséquence. Après avoir mené une quarantaine de ces études en vingt ans, je crois même pouvoir écrire que ces résultats sont perçus comme une indésirable perturbation plutôt que comme une contribution utile.

 

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Toutefois l’étude de la Fabrique de l’Industrie exonère trop vite la question du format de l’offre de formation. Elle estime entre 80 000 et 90 000 ne nombre de recrutements dans les métiers de l’industrie en une année, soit moins que les 130 000 nouveaux professionnels ayant validé une formation du CAP au BTS. Si c’est bien le cas, en effet, n’est-il pas paradoxal de constater à ce point, si largement et de façon si dramatique, ces difficultés de recrutement ? Un simple problème de géographie, de manque d’approche territorialisée, pour important qu’il soit, peut-il expliquer cet obstacle majeur à la réindustrialisation ?

Cette analyse souffre d’une limite importante qui, sans en remettre en cause les préconisations finales, infirme l’un des principaux résultats – l’équilibre entre flux de formation et besoins de recrutement et appelle donc à enrichir et rehiérarchiser les propositions.

L’URSSAF est la source d’information la plus sûre pour comptabiliser les recrutements, grâce aux déclarations préalables – et obligatoires – à l’embauche des salariés.

Elle a enregistré en 2022 plus de 800 000 recrutements de CDI et CDD de plus d’un mois dans l’industrie manufacturière française, dont 435 000 CDI. Si l’on ne retient que les catégories socio-professionnelles concernées par l’enseignement professionnel (ouvriers qualifiés, techniciens et contremaîtres), l’on aboutit à plus de 400 000 recrutements (CDI et CDD de plus d’un mois), dont plus de 220 000 recrutements de CDI. Ces chiffres ne prennent pas en compte les recrutements par les l’intérim, qui constitue une voie prépondérante d’embauche pour l’industrie.

L’industrie française et les activités de maintenance comptent en 2022 2 766 000 emplois (source ACOSS – codes NAF 1011Z à 3320D, hors intérim). Le flux de recrutements retenu par la Fabrique de l’Industrie représente donc 4 % de cet ensemble. Même en retraitant le poids des ingénieurs, ce taux de renouvellement indurait que tous les salariés de l’industrie française accèdent à l’emploi à la sortie de l’école et exercent le même métier pendant près d’un quart de siècle. Ce taux est comparable à celui du taux de départ en retraite des salariés en une année. L’étude de la Fabrique de l’Industrie a considéré, pour estimer le besoin de nouveaux formés, deux facteurs : les départs en retraite et la variation nette de l’emploi.

Or, on peut considérer que les flux de recrutements sont alimentés chaque année par quatre mouvements :

  • Les départs en retraite,
  • La création de postes causée par un développement du besoin de travail dans le métier considéré. La criminalité informatique progresse, l’entreprise crée un poste de responsable sécurité information, il faut que l’appareil de formation réponde à ce besoin.
  • Les professionnels qui quittent leur entreprise pour exercer le même métier ailleurs, à la suite d’un débauchage, d’une perte d’emploi ou d’une décision personnelle. Si l’entreprise qui perd ce salarié recrute un collaborateur issu de ce même métier, le problème se déplace : elle n’a pas besoin que la collectivité (l’Etat, la Région, la branche professionnelle) ou elle-même finance la formation de ce salarié puisqu’il est déjà – peu ou prou – compétent.
  • Les professionnels qui quittent un métier pour en exercer un autre, dans la même entreprise ou dans une autre. Ces mobilités nécessitent un remplacement par un nouveau professionnel maîtrisant les compétences requises par le métier.

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Parmi ces quatre facteurs, le premier et le quatrième « détruisent » de la main d’oeuvre mobilisable sur le marché du travail et le deuxième (les créations de postes) accroît le besoin, c’est-à-dire le marché du travail du métier en question.

La Fabrique de l’Industrie ne tient pas compte dans son étude du facteur « mobilités professionnelles » qui est pourtant le premier contributeur.

Dans l’étude récente éditée par l’Observatoire des métiers de la métallurgie sur les causes des difficultés de recrutement dans les métiers de chaudronnier, soudeur et technicien de maintenance industrielle, il joue 3 à 4 fois plus que les départs en retraite. Ce qui est vrai de ces trois métiers se vérifie, dans des proportions variables mais toujours en faveur des mobilités professionnelles, pour l’ensemble des catégories socio-professionnelles. En moyenne, les salariés n’occupent le même métier qu’une dizaine d’années environ. Ils évoluent – heureusement – ensuite, même si ce n’est pas toujours dans le cadre de progressions socio-professionnelles très dynamiques (ex : des opérateurs deviennent conducteurs d’équipement industriel ou chef d’équipe).

 

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On pourrait objecter que les mobilités professionnelles de salariés quittant un métier peuvent être compensées par des mobilités d’autres salariés qui « entrent » dans ce métier en en quittant un autre. Ce peut être en effet le cas mais cela ne change rien au besoin de formation, plus ou moins important selon le métier d’origine.

Cette lacune statistique explique une grande partie de l’écart entre les hypothèses de la Fabrique de l’Industrie et les dénombrements de l’URSSAF.

L’étude de la Fabrique de l’Industrie s’appuie sur les travaux du CEREQ, qui évaluent à 130 000 personnes arrivant sur le marché du travail des métiers industriels après une formation du niveau CAP au niveau bac + 2. Cette estimation prend en compte le taux de poursuite d’études des jeunes en formation, qui obtiennent leur diplôme mais ne sont pas – encore – disponibles pour un recrutement.

Par exemple, 44% d’un bac pro MELEC en alternance poursuivent leurs études, 60% s’ils suivent une formation sous statut scolaire.

La question de « l’évaporation » des nouveaux formés, mise en exergue par le CEREQ et l’étude la Fabrique de l’Industrie, est intéressante mais elle néglige un fait important : tous les cursus de formation et tous les domaines professionnels y sont confrontés. L’observation des mobilités professionnelles et des mouvements de main d’oeuvre montre que l’industrie en bénéficie aussi, par exemple depuis les métiers de la construction, de la logistique ou de l’artisanat alimentaire. Le solde final reste peut-être négatif mais il est atténué et on peut penser qu’une nouvelle dynamique industrielle, si elle s’affirmait nettement, renforcerait l’attractivité de ces activités auprès des jeunes et des demandeurs d’emploi à la recherche de formation « insérante ». Il semble que ce soit déjà le cas dans les bassins d’emploi portés aujourd’hui par la réindustrialisation (Dunkerque par exemple).

Impératif national, la réindustrialisation ne peut s’envisager sans un effort ambitieux et concerté de développement des ressources de l’industrie, au premier rang desquelles les compétences et les formations disponibles.

Les formations industrielles, qu’elles relèvent de la formation initiale ou de celle des adultes, sont très insuffisantes en volume.

Elles peuvent être rendues plus adaptées qualitativement aux besoins des entreprises et cette pertinence relève de la participation des branches professionnelles à la définition des référentiels de formation. Mais le problème du dimensionnement de l’offre est primordial et dépasse de loin la seule question de l’implantation et du pilotage territorial – très souhaitable – de ces moyens pédagogiques.

Au demeurant et pour conclure, le décalage entre offre de compétences par l’outil de formation et besoins des entreprises est tel qu’il ne pourra se résoudre par le seul accroissement capacitaire.

De plus en plus d’entreprises comprennent aujourd’hui qu’un État surendetté, des Régions très engagées dans la formation des chômeurs et une démographie en berne rendent vaine la demande de nouvelles sections ou de nouveaux plateaux techniques pour la formation locale aux métiers de l’industrie. La réalité est que le recours à des formateurs extérieurs et à des processus lourds, coûteux et longs (formations certifiantes) ne suffit plus aux besoins des compétences des entreprises et qu’il devient impératif de développer la formation interne, même non-certifiante. La reconnaissance (pécuniaire notamment) des compétences acquises, dans l’entreprise elle-même mais aussi chez les autres employeurs d’un même métier, est la condition sine qua non de la confiance des salariés et de leurs représentants, sans laquelle cette transformation sera impossible.

Les initiatives se multiplient qui tendent à cette implication croissante des entreprises dans la formation des nouveaux salariés : écoles internes, écoles de production, recours à des actions non certifiantes (AFEST ciblant des objectifs de compétences plutôt que des référentiels, Contrat de professionnalisation expérimental), etc. On voit bien que la certification devient aujourd’hui une entrave au développement des entreprises qui ne compteraient que sur elle ; elle reste importante mais il devient critique que les entreprises organisent et développent des coopérations locales pour monter les salariés en compétences (notamment les nouveaux) et attester des niveaux réels de maîtrise de ces compétences internes. La gestion territorialisée de l’offre de formation ne suffira pas si les entreprises elles-mêmes ne se réapproprient pas davantage la production des compétences dont elles ont besoin.